Interview du mois – Estelle Romagny, consultante experte en qualité web chez mc2i

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1/ Pouvez-vous vous présenter et nous donner votre avis sur la réforme accessibilité web de juin 2025 ?

Je suis Estelle Romagny, consultante experte en Assurance Qualité Web et accessibilité chez mc2i depuis 8 ans. J’accompagne notamment des entreprises dans leur besoin d’audits d’accessibilité et, par la suite, dans la mise en conformité de leurs sites et applications mobiles.

Avant toute chose, je pense qu’il est important de rappeler ce qu’est l’accessibilité numérique : c’est le droit fondamental des personnes handicapées à utiliser les outils numériques en toute autonomie, quel que soit leur handicap (visuel, auditif, cognitif ou moteur). Dans un contexte où le numérique occupe désormais une place centrale dans notre quotidien, pour acheter des produits et services comme pour réaliser des démarches administratives, ce non-respect de l’accessibilité est littéralement un refus de leur droit à participer à la vie en société.

Bien que la nouvelle réforme élargisse le périmètre d’entités concernées par l’obligation, elle s’inscrit toutefois dans un historique de bonnes pratiques qui date de plus de 30 ans et à la suite de textes et décrets qui obligent les entités à prendre en compte l’accessibilité depuis 2005 pour les administrations et 2019 pour le secteur privé. Avec ses 2 nouveaux seuils de 10 salariés minimum ou 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, elle concerne maintenant un nombre important d’e-commerçants B2C.

Le top 20 des e-commerçants reflète d’ailleurs ces lacunes, en mars 2025, seuls 9 dépassent les 50% de critères conformes et 11 ont une déclaration d’accessibilité (Source).

2/ Quels sont, selon vous, les principaux enjeux de la réforme pour les e-commerçants et quels impacts concrets pourrait-elle avoir sur les sites e-commerce ?

Les enjeux sont multiples et pas forcément motivés par les mêmes raisons :

  • Le premier est le risque financier lié aux sanctions. Dans la réalité, à très court terme ce risque est à pondérer car les autorités de contrôle sont toujours en cours de structuration et ne pourront pas sanctionner tout le monde en même temps. Bien que 100% des acteurs ne pourront pas être 100% conforme d’ici le 28 juin 2025 (soyons réalistes), il me semble cependant essentiel pour un acteur e-commerce de montrer qu’une démarche est entreprise pour améliorer l’accessibilité de ses sites et applications.
  • Le second enjeu est le risque d’image : de la même façon que les déclarations de vol de données à la CNIL diminuent la confiance des utilisateurs dans un site, les plaintes d’associations auprès des autorités de contrôle risque d’entacher l’image de marque d’entreprise, qui par ailleurs pourraient prôner l’engagement social et environnemental.

3/ Quels sont les défis les plus courants rencontrés par les entreprises lors de l’adaptation de leur site à ces nouvelles normes ? 

En France mais aussi dans d’autres pays, nous faisons face à un réel déficit de compétences des équipes responsables des sites et applications à l’accessibilité numérique. Bien que les normes soient connues et établies depuis de nombreuses années (WCAG, RGAA, …), les formations initiales et continues du web ne les ont toujours pas pleinement intégrées à leur cursus. De plus, les métiers du web souffrent depuis leur création d’un manque de reconnaissance de l’expertise et des compétences : tout le monde pense pouvoir faire un site de qualité, accessible, performant et sûr, le tout sans formation dédiée. Et certaines solutions de création de site en jouent.

Ce manque de formation est lui-même lié à un deuxième défi : l’organisation de la démarche de qualité et d’accessibilité, en lien avec la multiplicité des acteurs mais aussi des priorités de l’organisation, d’autant plus dans les grandes structures. Le web est un sujet transverse qui mobilise de nombreux acteurs avec leurs propres expertises : designers, développeurs, chefs de projet / product owners, administrateurs de sites (webmasters) pour ne citer qu’une partie d’entre eux. Les sujets de formation ne sont pas priorisés, les budgets dédiés à la prise en compte de l’accessibilité “by design” sont réduits… alors qu’au final, la prise en compte au plus tôt permet de réaliser des économies. il est 37,5x plus coûteux de corriger une non-conformité

en production plutôt qu’en conception (source : Deque).

4/ Quelles sont les bonnes pratiques à adopter pour se conformer aux nouvelles exigences ? Quelles ressources et outils recommanderiez-vous aux e-commerçants pour les aider dans cette transition ?

Avant toute chose, j’aimerai commencer par les outils et ressources que je ne recommande pas :

  • Les outils de surcouche d’accessibilité. Ceux-ci promettent une conformité “en un clic” avec un outil qui vient modifier la police, les couleurs etc. L’accessibilité réelle d’un site, c’est-à-dire le fait de pouvoir naviguer, interagir, dépend avant tout de sa structure. Et ça, les outils de surcouche n’y peuvent rien. Pour les handicaps moteurs et visuels notamment, ils n’améliorent rien (Source).
  • Les outils qui promettent de réaliser un audit d’accessibilité “100% automatique”. Ils ne permettent en réalité de n’auditer qu’environ 20% des critères. Ils ne sont donc pas suffisants pour réaliser une déclaration de conformité et encore moins pour se déclarer accessible. Toutefois, ils sont une réelle aide pour les auditeurs aguerris et sont intéressants dans une démarche de non-régression.

Et l’Intelligence artificielle (IA) dans tout ça ? Bien que prometteuse, à date, elle n’est pas une solution universelle à l’inaccessibilité du numérique.

  1. Côté utilisateur, elle ne compense pas suffisamment efficacement les non- conformités : manque de contextualisation sur les descriptions d’images, approximation sur les sous-titres des vidéos pour ne citer qu’eux.
  2. Côté auditeurs : à mesure que les outils d’audit se dotent d’IA, le gain de temps est de plus en plus important pour les auditeurs d’accessibilité. Cependant, il n’est pas envisageable à court terme (voire moyen terme) que l’IA remplace totalement les auditeurs humains et leur expertise.

Les recommandations essentielles seraient donc d’investir sur les compétences :

  1. Former une personne en interne spécifiquement à la réalisation d’audit d’accessibilité mais aussi sensibiliser et former l’ensemble des acteurs intervenant dans la chaîne de production du site e-commerce.
  2. Faire appel à des partenaires capables d’intégrer l’accessibilité numérique au même niveau que d’autres types d’expertise (SEO, UX/UI, sécurité…).

Restez tout de même vigilant : avec l’approche de la nouvelle réglementation, de nombreux acteurs sont arrivés sur le marché avec des promesses d’audit et d’accompagnement à moindre coût. Voici quelques questions pour vous aider à sélectionner :

  1. Comment l’audit est-il réalisé ? On s’attend à ce qu’un auditeur humain fasse 80% des tests manuellement, à l’aide d’outils.
  2. La complexité de l’audit (et donc son prix) dépend-elle du nombre de pages ? On attend une réponse négative : la complexité dépend des composants à l’intérieur des pages. 1 page complexe peut être plus longue à auditer que 4 pages de texte uniquement.
  3. Comment les recommandations de corrections vont-elles être priorisées ? On attend à ce que ce soit au minimum un juste équilibre entre corrections rapides et corrections critiques pour l’utilisateur. On ne cherche pas ici à augmenter artificiellement le taux de conformité sans corriger des problèmes majeurs.

A côté de ça, on trouve des ressources qui permettent de prioriser les corrections :

  • ARA qui met à disposition des grilles d’audit priorisées (25, 50 et 106 critères) basées sur le RGAA. NB : ce n’est pas un outil automatique, il est nécessaire d’avoir au moins une personne formée pour réaliser un audit pertinent.
  • Les Web Content Accessibility Guidelines : le référentiel de bonnes pratiques internationales sur lesquelles le RGAA s’est basé.

À terme, pour sécuriser et pérenniser la démarche, la nomination d’un référent accessibilité pour accompagner les équipes sera un des facteurs clés de succès.

5/ Quels bénéfices, au-delà de la conformité réglementaire, un site e-commerce peut-il tirer d’une meilleure accessibilité web ?

Bien souvent, l’argument du respect du droit fondamental des personnes handicapées n’est malheureusement pas suffisant. Pour parler plus concrètement en termes d’audience potentielle, ce sont plus de 10 millions de personnes concernées rien qu’en France, qui pourraient alors utiliser vos produits et services, là où certains concurrents ne seraient pas forcément conformes.

Au-delà de l’aspect réglementaire, on note des gains véritables à la mise en conformité des sites et applications e-commerce :

  1. L’élargissement de l’audience potentielle. Les personnes handicapées représentent 15 à 20% de la population française, c’est donc toute une partie supplémentaire de la population française qui pourra utiliser vos services et acheter vos produits, et pourrait dans les premiers temps représenter un réel avantage concurrentiel.
  2. Le gain de qualité technique. L’accessibilité est avant tout le respect de normes et principes techniques basiques. En se basant sur des normes internationales de développement (W3C …), les applications et sites sont compatibles avec de nombreux navigateurs, les gains en qualité permettent de réduire les appels au service client en lien avec des anomalies techniques sur le site. Ces éléments permettent, in fine, de réduire les coûts opérationnels.
  3. La montée en compétences et la fiabilisation des équipes gérant les sites et applications. En effet, travailler sur des solutions qui ont un meilleur niveau de qualité diminue les irritants et les frustrations au quotidien.
  4. Enfin, un bénéfice d’image non négligeable. A l’heure où la priorité est donnée à l’expérience client et l’impact RSE des entreprises, il devient de plus en plus difficile d’assumer un site non accessible.