Interview du mois – Elie Sloïm, CEO et fondateur d’Opquast

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1/ Pouvez-vous vous présenter ainsi qu’Opquast, et nous donner votre avis sur la réforme accessibilité web de juin 2025 ?

Je suis Elie Sloïm, Président de la société Opquast, entreprise à mission dont la raison d’être est de rendre le web meilleur. Ma société forme et certifie les professionnels du web sur les bonnes pratiques Web. Je suis également fondateur et ex-dirigeant de la société Temesis, spécialisée dans l’accompagnement dans l’accessibilité, l’écoconception et la conformité RGPD des services numériques.

Au premier abord, la réforme accessibilité web de juin 2025 peut apparaître comme une nouvelle exigence pour les services numériques en général. En réalité, même si elle s’applique maintenant à de nombreux e-commerçants, cette obligation est la suite logique d’un grand nombre de textes et d’obligations en matière d’accessibilité qui se sont enchaînés depuis plus de 20 ans.

Depuis la création du web, les créateurs de sites et e-commerçants peuvent rendre leurs contenus et leurs services accessibles aux personnes handicapées. Il s’agit simplement de travailler en respectant un certain nombre de règles de conception et de développement. Il s’agit aussi de choisir des prestataires et des solutions tierces qui connaissent ces règles et les prennent en compte. Les standards d’accessibilité qui définissent ces règles ont presque 30 ans. L’exigence de fournir un accès sans discrimination est très ancienne. La loi de 2005 sur l’égalité des chances obligeait déjà les sites publics à être accessibles aux personnes handicapées.

Pour revenir à cette réforme, la date du 28 juin 2025 est issue de la transposition en droit de français de l’acte européen sur l’accessibilité, la directive européenne sur l’accessibilité des produits et services qui date de 2019. Elle s’applique maintenant à de nouveaux publics, dont un certain nombre d’acteurs du commerce électronique. Précisons qu’il y a des exceptions pour les entreprises de moins de 10 personnes ou qui font moins de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. En bref, à l’instar de ce qui s’est passé avant le 25 mai 2018 pour le RGPD, les entreprises et acteurs publics perçoivent cette date comme l’arrivée d’une nouvelle obligation imprévue. En réalité, c’est un chantier qui devrait être lancé au moins partiellement depuis des années, mais l’existence d’une date butoir et la perspective d’être réellement sanctionné provoque une prise en compte accélérée du sujet.

2/ Quels sont, selon vous, les principaux enjeux de la réforme pour les e-commerçants et quels impacts concrets pourrait-elle avoir sur les sites e-commerce ?

Pour vos lecteurs qui ne sont peut-être pas familiers de ce qu’est l’accessibilité numérique, il faut rappeler deux ou trois points essentiels. Un site e-commerce accessible aux personnes handicapées respecte simplement un certain nombre de critères ergonomiques, techniques et éditoriaux. Le contenu du site – les fiches produits par exemple – pourront ainsi être vocalisées avec des logiciels de synthèse vocale, le site sera utilisable en naviguant avec son clavier, il fournira des sous-titres aux vidéos, des alternatives aux images, etc. En résumé, il permettra aux personnes handicapées d’accéder aux contenus et d’acheter en ligne au même titre que tous les autres internautes. Il n’y a pas besoin de créer une version spécifique du site, il n’y a pas besoin d’installer une surcouche logicielle, il faut simplement respecter un certain nombre de règles sur le site lui-même.

Pour les e-commerçants, les enjeux découlent directement de cet accès. Au premier abord et d’un point de vue purement défensif, il s’agit de respecter la loi, de ne pas faire de discrimination, de ne pas risquer de bad buzz parce qu’on n’a pas fait le nécessaire. Mais à mon sens ce n’est pas l’essentiel. En réalité, l’enjeu le plus important est l’accès sans barrières et l’autonomie en ligne des personnes handicapées. C’est également important pour les seniors qui bénéficient eux aussi de ces mesures d’accessibilité. C’est un droit pour les personnes concernées et c’est en soi une raison suffisante pour agir.

Les e-commerçants doivent comprendre que c’est non seulement une obligation juridique, un choix éthique et business, mais aussi une démarche utile et rentable. Sur ce dernier plan ils peuvent élargir leur cible et faire en sorte que leurs boutiques soient utilisables par tous les publics en s’adressant délibérément à une cible actuellement délaissée par une immense majorité de e-commerçants en Europe et dans le monde. Nous parlons de plusieurs centaines de millions de clients potentiels pour lesquels le numérique et notamment l’achat en ligne est une formidable opportunité en matière d’autonomie.

L’entrée en vigueur de cette obligation est aussi l’occasion de lancer des démarches d’amélioration de la qualité, de la performance, de l’impact environnemental de leurs services, en synergie. En bref, les chantiers accessibilité sont aussi une excellente occasion de rationaliser, d’industrialiser et d’optimiser leurs marges et leurs processus.

3/ Quels sont les défis les plus courants rencontrés par les entreprises lors de l’adaptation de leur site à ces nouvelles normes ?

Encore une fois, je conteste la notion de “nouvelle norme” . Fondamentalement, les règles en question n’ont pratiquement pas varié depuis une trentaine d’années, et les e-commerçants respectent déjà parfois une partie de ces critères sans même s’être penchées sur la question. L’adaptation des sites n’est pas si complexe que ça, tout au moins pour les critères fondamentaux. Les e-commerçants doivent donc conduire un chantier de mise en conformité assez classique, avec un référentiel à respecter et des pratiques à intégrer dans le processus de production.

Il y a bien évidemment plusieurs défis. Même si les règles fondamentales sont assez simples, les référentiels comportent de nombreux critères et il est absolument nécessaire de se former et de se doter de compétences internes sur le sujet. Il est souvent nécessaire de se faire accompagner, tout au moins au début de la démarche.

Le deuxième défi réside dans les ressources nécessaires. Au même titre que les chantiers sécurité, données personnelles, sécurité, le chantier accessibilité demande des ressources managériales et techniques. Il ne s’agit pas d’un chantier ponctuel de mise en conformité mais d’une démarche de long terme.

Le troisième défi réside dans la lutte contre les idées reçues, les prestataires non qualifiés et les solutions magiques. À l’heure où le marché est en pleine croissance, il est extrêmement tentant de dire aux e-commerçants que leur site peut devenir accessible instantanément et respecter la loi, en particulier via une surcouche logicielle. Ce n’est pas le cas. Il est aussi facile de penser que tout peut être évalué avec des outils automatiques. Ce n’est pas le cas, car pour l’instant, seule une part limitée des critères peuvent être évalués automatiquement. Il est également tentant d’affirmer que l’intelligence artificielle va résoudre tous les problèmes d’accessibilité que rencontrent les personnes handicapées sur le web. Là aussi, ce n’est pas encore le cas.

En bref, il faut y aller.

4/ Quelles sont les bonnes pratiques à adopter pour se conformer aux nouvelles exigences ? Quelles ressources et outils recommanderiez-vous aux e-commerçants pour les aider dans cette transition ?

Pour les e-commerçants concernés, les ressources à connaître sont les WCAG (Web Content Accessibility Guidelines) ainsi que la norme européenne « Exigences d’accessibilité pour les produits et services ICT » (EN 301549). Ce sont ces normes qui contiennent les critères à respecter. Le RGAA (Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité) français et le RAWEB proposé par l’état du Luxembourg peuvent aider les e-commerçants à comprendre les exigences et à s’évaluer.

Au minimum il est intéressant de connaître votre niveau de conformité par rapport aux critères d’accessibilité. Pour ceci, vous devrez soit évaluer vous-même vos boutiques, à la condition d’être formé pour le faire, soit faire appel à des prestataires ou des freelances formés qui seront en mesure d’effectuer cette évaluation. Vous pouvez également vous faire accompagner par des prestataires spécialisés qui seront en mesure de déployer un éventail très large de prestations autour de cette démarche.

Attention, à l’approche de la date butoir du 28 juin 2025, c’est un marché qui est en forte croissance, et la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Exigez des modèles de rapports d’audit, renseignez-vous sur les prestataires, certains travaillent sur le sujet depuis très longtemps, d’autres sont là depuis beaucoup moins longtemps. Cela ne veut pas dire qu’ils sont moins bons, cela veut simplement dire qu’il faut être attentif sur le niveau de qualité de l’audit et de l’accompagnement. Le budget alloué à la démarche va beaucoup varier si l’accessibilité est prise en compte en amont, intégrée dans les pratiques, attendue des prestataires, et spécifiée dans les exigences auprès des solutions tierces.

Dans la mesure où cette démarche va se poursuivre, je ne saurais trop conseiller aux e-commerçants de former leurs équipes à l’accessibilité et de nommer un référent dédié. À défaut, un référent qualité pourra se pencher sur ce sujet mais aussi sur l’ensemble des obligations légales à respecter, à l’instar de ce qui se fait dans l’industrie.

5/ Quels bénéfices, au-delà de la conformité réglementaire, un site e-commerce peut-il tirer d’une meilleure accessibilité web ?

Le simple fait de ne pas faire de discrimination et de permettre aux personnes handicapées d’utiliser les services web sans barrière devrait être un bénéfice largement suffisant. En pratique, malgré le fait que les standards existent depuis 30 ans, les entreprises ne se sont pas suffisamment saisies du problème, la plupart du temps par méconnaissance du sujet, quelquefois simplement pour des raisons de charge de travail et de priorités.

Il y a pourtant beaucoup d’autres raisons parfaitement objectives d’agir sur ce sujet. Tout d’abord, pour un e-commerçant, la mise en conformité des sites permet de s’adresser sans barrières à un public de plusieurs dizaines de millions de personnes en Europe, voire centaines de millions dans le monde. Ensuite, de très nombreuses règles d’accessibilité conduisent à proposer des boutiques de meilleure qualité, et contrairement à certaines idées reçues, pas forcément moins séduisantes et utilisables.

Pour finir, l’adoption de référentiels de pratiques par les équipes et les prestataires sont des outils très structurants pour les e-commerçants. Ils permettent de faire mûrir les équipes et les processus, ils permettent de mieux prévenir les risques opérationnels et juridiques. Ils permettent enfin d’aligner les entreprises sur des valeurs communes et de donner du sens et de l’éthique au travail mené.

La conformité réglementaire est une approche défensive. On se met en conformité parce qu’il le faut et parce que l’on est obligé. Il faut pourtant le répéter : la démarche continue d’amélioration de l’accessibilité, et l’adoption volontaire ou forcée d’autres outils et standards du secteur comme le RGPD, NIS2 ou le RGESN pour l’écoconception est fondamentale pour les e-commerçants. Bien loin de brider l’innovation, les démarches de mise en conformité consolident les processus et apportent des bénéfices d’ordre juridique, opérationnel, humain et financier. En tout état de cause, lancer sa boutique et ses équipes dans une démarche accessibilité est une bonne décision.