L’interview du mois : Julien Jeremie, CEO et cofondateur de Hardloop, le premier site e-commerce français neutre en carbone

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Julien Jeremie, CEO et cofondateur de Hardloop, le premier site e-commerce français neutre en carbone: “Il n’y a plus de business s’il n’y a plus de planète”

Nous avons interviewé Julien Jeremie, le cofondateur de Hardloop qui est le premier site e-commerce français à avoir atteint la neutralité carbone. Il nous explique comment sa société est parvenue à atteindre cette neutralité et partage ses conseils sur ce processus.

1/ Pouvez-vous présenter Hardloop et votre rôle au sein de l’entreprise?

Hardloop est une plateforme e-commerce dédiée au sport de plein air, ce qu’on appelle aussi les sports “outdoor.” Ces sports sont ceux que l’on pratique en pleine nature sans dégrader le terrain de jeu. Nous adressons des gens qui pratiquent de l’alpinisme, de la randonnée, de la balade, du trail running, du VTT, du ski etc. qu’ils soient débutants ou experts. Cela va des gens qui vont faire de la randonnée en forêt à des gens qui vont faire l’ascension du Mont Blanc ou de la cascade de glace.

Notre modèle économique c’est de vendre du matériel: nous achetons auprès des marques (Odlo, Patagonia…) et nous stockons ce matériel dans un entrepôt de 4 000 mètres carrés à côté d’Annecy. Aujourd’hui, nous avons à peu près 45 000 produits de 250 marques. Nous avons toutes les typologies de produit: des tentes de bivouac, des piolets, des crampons, des sacs à dos de randonnées, des chaussures de trails…

Aujourd’hui nous avons un peu plus de 330 000 clients; en 2020 nous avons fait environ 15 millions d’euros. Nous sommes présents sur 6 pays: la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie et la Suisse. La France pèse à peu près 40% du total. Nous sommes une équipe de 43 personnes. C’est une entreprise qui a été cofondée par Guillaume Richard et moi-même, en 2015.

2/ Hardloop est le premier site e-commerce français à avoir atteint la neutralité carbone; quelles sont les étapes par lesquelles vous êtes passé afin d’être neutre en carbone? Quelles ont été les étapes les plus difficiles et comment avez-vous fait pour les surmonter?

La première étape c’est de mesurer ses émissions carbone.

Il y a 9 mois, j’aurais été incapable de vous dire comment on mesure précisément ses émissions carbone. Nous avons cherché des prestataires spécialisés pour nous aider là-dessus. Nous sommes passés par une entreprise qui s’appelle ClimatePartner, qui est un gros acteur en Europe et à l’étranger, mais qui a très peu de clients en France car les pays latins sont plutôt en retard.

La première étape a été de mesurer nos émissions, ce qui nous a permis de sortir un bilan carbone. Nous avons demandé qu’ils mesurent nos émissions de l’année en cours et depuis notre création. Cela nous intéressait de voir notre impact depuis la création. Nous leur avons demandé de prendre le spectre le plus large possible, c’est-à-dire d’aller aussi sur le transport (car nous sommes un site e-commerce), les cartons évidemment car cela génère du CO2, et toute l’activité du siège social (le chauffage, l’électricité…), le transport des salariés… Nous sommes arrivés à 337 000 tonnes sur les 5 années écoulées. Evidemment, comme nous sommes en forte croissance, plus de la moitié sont générées par l’année 2020 mais cela nous a permis d’avoir une idée très précise.

La deuxième étape: réduire ses émissions.

Une fois les émissions mesurées, il y a eu tout un travail en interne sur comment nous pouvons continuer à réduire ce CO2. Qu’est-ce qui a le plus d’impact? Évidemment il y a le transport qui a un impact fort, nous avons donc privilégié des transporteurs qui sont eux-mêmes déjà neutres en carbone, de manière à limiter cette production. Ça a des coûts car c’est souvent des employés qui travaillent de manière plus rigoureuse et donc un peu plus cher mais ça fait partie des investissements que nous voulons faire.

Ensuite, il y a des logiques en interne auprès de l’équipe telles que « ton collègue qui vient en vélo pollue beaucoup moins que toi” et depuis que nous avons mis ça en place, le garage à vélo n’a jamais été aussi rempli. Nous sommes déjà dans un secteur où les gens viennent facilement à vélo, pratiquement tout le monde est passionné par ces sports-là donc nous avons le vélo facile. Le garage est plein et il ne l’était pas à ce point avant donc c’est sympa de se rendre compte que chacun a pris sa petite dose de conscience la-dessus en plus.

Nous avons continué d’accélérer cette dynamique de recyclage de cartons et surtout de réutilisation de cartons. Tous les jours nous recevons des cartons des fournisseurs, au lieu de les envoyer au recyclage, il y en a qui sont en très bon état d’usage voire quasiment neufs: nous les réutilisons, y mettons un petit message (sur le scotch, nous avons pu mettre un message expliquant ce carton “je suis vieux mais je peux encore emballer”) de manière à ce que les clients comprennent pourquoi ils reçoivent un carton qui n’est pas neuf, ou qui peut être dégradé. Le produit est en parfait état, il est lui-même déjà dans une boîte à chaussure ou dans son emballage. C’est extrêmement vertueux parce que ce carton pollue, mais s’ il est réutilisé il va polluer moins et il aura un coût moindre. Tout le monde s’y retrouve finalement.

Nous avons de très bons retours, les clients sont ravis. Nous avions un peu peur au début de recevoir des critiques et finalement, au contraire, les gens sont très sensibles, et de plus en plus je pense, par le côté indispensable de se mettre en action. Toutes les petites initiatives, aussi anodines soient-elles, sont les bienvenues. Nous recevons des photos de nos clients très contents avec ces cartons en nous disant “c’est génial ce que vous faites.” Tout le monde y est gagnant: nous sommes gagnants financièrement, la planète est gagnante et le client est content car il se dit qu’il y a une entreprise qui partage ses préoccupations et qui prend des mesures. C’est peut-être pas quelque chose d’exceptionnel, mais ça a son impact.

C’est tout plein de petites initiatives que l’on essaie de mettre en place. Nous sommes passés en énergie verte, ainsi que le siège social pour limiter encore les émissions carbone. Tout ce travail de réduction va continuer. Malheureusement nous ne pouvons pas passer en zéro émission, en tous cas pas à court terme.

La troisième étape: la compensation.

Dans ce qu’il reste, comment faire pour compenser ces émissions? Nous avons investi dans des puits de carbone qui eux captent le CO2 que nous générons. Actuellement, nous avons trois projets en cours. Nous plantons des arbres depuis nos débuts donc nous étions attachés à cette dimension forêt donc nous protégeons des forêts au Brésil et nous plantons des arbres dans les Alpes. L’océan joue un rôle important dans la partie captation de CO2. Il y a un gros projet dans le recyclage des plastiques, pour éviter qu’ils arrivent dans les océans et que cela perturbe le système de captation de CO2. C’est les trois projets sur lesquels nous avons investi.

Nous continuons notre travail en nous disant qu’il faut réduire nos émissions année après année même si on grandit. L’objectif que nous nous sommes fixés en interne c’est que nous devons être en croissance de notre chiffre d’affaires mais en décroissance des émissions carbone. Evidemment, chaque année nous continuons de compenser. Le rêve ultime serait d’arriver à zéro émissions mais cela implique beaucoup de détails dans notre propre production d’énergie; Google peut se mouiller là-dessus et il ira. Nous, par contre, y allons par étape, nous restons une jeune startup, nous faisons beaucoup par rapport à notre taille mais nous ne pouvons pas tout faire.

3/ Avez-vous des conseils ou des pistes pour les sociétés e-commerce souhaitant devenir neutres en carbone?

Les trois grandes étapes à suivre afin de devenir neutre en carbone sont les mêmes que nous avons suivies: mesurer ses émissions carbone, les réduire et enfin compenser le reste.

C’est surtout l’étape de réduction des émissions qu’il ne faut pas oublier. Il ne faut pas passer de la mesure des émissions à la compensation et puis passer à autre chose: c’est un piège. Si on fait ça, ça n’avance pas assez vite et ce n’est pas assez radical pour résoudre le problème à l’échelle planétaire.

Le vrai sujet c’est “comment je réduis mes émissions et je fais en sorte de sensibiliser les équipes à cela. » C’est un projet qui a beaucoup mobilisé les différents services de manière à ce que la logistique se sente concerné, le marketing aussi, les salariés qui écrivent les emails… Toutes ces petites interventions mises bout à bout peuvent paraître anodines mais nous sommes 43, nous avons 800 000 visiteurs tous les mois donc aujourd’hui ça permet de sensibiliser l’audience. Ça reste aussi un sujet important pour nous tous.

4/ Un monde neutre en carbone, est-ce possible? Pensez-vous que la neutralité carbone peut être atteinte par l’ensemble des sociétés e-commerce, en France et ailleurs?

Je n’ai pas la prétention d’être assez expert pour pouvoir dire si un monde neutre en carbone est possible. De mon niveau de compréhension, on génère du carbone donc il faut juste réduire ses émissions pour empêcher qu’on dépasse ce fameux degré et demi (1,5) d’augmentation du réchauffement climatique. Tout le monde doit faire sa part, c’est le travail d’Hardloop, c’est le travail de toutes les entreprises françaises, européennes et mondiales, c’est le travail de tous les gens qui travaillent dans ces entreprises à titre personnel. Si collectivement on fait tous quelque chose, ça n’ira que plus vite. Ça rentre dans la consommation de produit (tous les produits ne génèrent pas le même montant de carbone) ainsi que dans la réparation de produit au lieu d’en acheter un nouveau (nous sommes un site qui répare beaucoup les produits).

Oui on peut y arriver, mais il faut que tout le monde s’y mette et il ne faut pas avoir peur de se dire “mon impact est minime.” Il est minime parce qu’on est une personne sur 8 milliards donc forcément l’impact est de 1 sur 8 milliards, il est tout petit, mais si tout le monde le fait, l’impact devient de plus en plus important. Si on montre l’exemple, on se rend compte très souvent qu’on a des clients qui vont nous envoyer un message en nous disant “ah je ne savais pas, c’est intéressant, ou j’ai découvert quelque chose” et vont se mettre a faire attention à leurs actions quotidiennes tout comme nos salariés qui viennent beaucoup plus en vélo. Forcément il y a l’impact d’Hardloop, mais j’ai maintenant des salariés qui vont se déplacer beaucoup plus souvent en vélo y compris le week-end, donc ils vont avoir un impact aussi à leur propre échelle qui ne dépend pas d’Hardloop à la base.

Oui, il faut qu’on y aille tous. Ceux qui n’iront pas commettent, à mon sens, une erreur. Nous on va même plus loin, nous pensons que dans 10 ans ceux qui ne seront pas neutres en carbone, ils n’existeront plus, ils n’auront plus d’intérêt. La plupart des marques sont en train d’aller vers cette neutralité donc elles auront comme nous avec les transporteurs, de manière logique, envie de travailler avec des distributeurs qui le sont. La priorité absolue c’est d’y aller pour la planète. On a quand même un vrai sujet, et ce n’est pas un sujet business. Il n’y a plus de business s’il n’y a plus de planète.

La nouvelle génération y est très sensible. L’ancienne génération un petit peu moins et donc l’obsession que nous avons en ce moment c’est de beaucoup travailler sur les messages que nous envoyons aux clients pour raconter des histoires, expliquer pourquoi nous avons fait l’effort de devenir neutre en carbone, comment ça marche, comment ça se mesure… Il ne faut pas dire aux gens “faites comme ça c’est bien, il n’y a pas d’autre choix.” Il faut les amener au même raisonnement auquel nous sommes arrivés par de la logique.